• Malaise dans les musées ; la crise de la culture moderne

    On ne devrait jamais rater l'excellente émission de Finkielkraut "Répliques", tous les samedis matin de 9 h à 10 h sur France Culture. L'émission de samedi dernier 8 mars, avec comme invités les historiens d'art Jean Clair (auteur du récent "Malaise dans les musées") et Hector Obalk, était tout à fait pasionnante, et empreinte d'une "vigueur" (pour ne pas dire plus Mort de rire) dans les débats assez rare.

    Jean Clair fait sienne la thèse d'une dégradation des valeurs au cours de l'Histoire, qui est celle qui est développée dans les romans d'Hermann Broch, comme "Les somnambules". Dans un autre domaine d'idées, celui de l'ésotérisme, c'est aussi celle de réactionnaires comme René Guénon ou Julius Evola.

    Selon ses vues, l'art prend son origine dans le sacré, qui en Occident, dont la spiritualité est celle des images (par opposition avec la mentalité islamique) se situe à l'époque de l'essor du christianisme, jusqu'à la fin du Moyen age. Ce premier niveau, qui est celui du culte, se dégrade à l'aube de l'ère moderne en niveau du "culturel", dont l'acmè se situe à l'époque des lumières : à l'époque du culte et du temple, répond la culture (démocratisée) et le musée. L'art proprement dit fait son apparition en s'individualisant et en s'émancipant du sacré et du cultuel (du religieux). C'est à cette époque que l'identité spécifique de l'artiste prend de l'importance, alors qu'avant il restait anonyme.

    enfin à un troisième niveau de dégradation, situé à notre époque, après 1945, c'est le "culturel" qui émerge, avec son lieu la "cité" (cité des sciences, cités des arts, etc...) et son atmosphère mercantile, gestionnaire et "culture de masse".

    Doit on prophétiser une quatrième stade de dégradation celui absolument contemporain du "cuculturel", dont les symptômes seraient la téléréalité, la disparition complète de toute valeur et de toute beauté ?

    "aujourd'hui tu marches dans Paris les femmes sont ensanglantées c'était et je voudrais ne pas m'en souvenir c'était au déclin de la beauté" (Apollinaire, "Zone")

    Hector Obalk prend à peu près le contrepied parfait de ce point de vue, et voit au contraire un progrès continu dans la démocratisation de la culture et sa libération vis à vis du religieux.

    quelques liens à propos des thèses de Jean Clair :

    http://www.nonfiction.fr/article-197-le_desenchantement_de_jean_clair.htm

    http://hansen-love.blogspot.com/2008/03/malaise-dans-les-muses.html

    http://bibliobs.nouvelobs.com/2007/10/01/jean-clair-sen-va-t-en-guerre

    http://www.laviedesidees.fr/Malaise-dans-les-musees.html

    Face à cette opposition si tranchée entre modernisme et "antimodernisme" , Finkielkraut fait un peu figure de juste milieu : il se félicite de l'émancipation de l'art vis à vis du religieux, mais reconnait la crise du "culturel", la chute dans le règne du déchet, du mercantile, du "tout gestion et tout technique". Les exemples sont trop nombreux, ne citons que celui de la "Laitière" sur un pot de yaourt. Il cite la phrase mise par Thomas Mann dans la bouche de Méphisto dans le "Docteur Faustus" , qui correspond bien aux thèses de Jean Clair :

    " Depuis que la culture s'est détachée du culte et s'est faite culte elle-même, elle n'est plus qu'un déchet, et au bout de cinq cents ans à peine le monde est aussi las et rassasié d'elle que s'il l'avait avalée avec une cuiller en fer "

    l"émission fut violente, parce que Jean Clair, très sombre, crut que les deux autres se liguaient contre lui, et il est vrai qu'il y eut un certain désordre qui empêcha de traiter les sujets les plus cruciaux. J'aurais apprécié notament que Jean Clair ait le temps de développer ses conceptions sur les images, et sur le fait qu'elles ont perdu tout sens de nos jours, sombrant dans un chaos anarchique qui est à l'origine de l'épisode des caricatures de Mahomet. Que veut il dire par là ? que l'Occident désacralisé est le "coupable" en cette affaire ? Finkielkraut a en tout cas eu beau jeu de rappeler qu'il y a aussi désacralisation dans les pays islamiques, où c'est le sacré des autres sphères religieuses qui est vilipendé, bafoué, ridiculisé...

    une autre source d'incompréhension tient au fait que Jean Clair refuse de laisser assimiler ce qu'il appelle "sacré" au "religieux". mais interrogé par Finkielkraut sur cette distinction, il avoue avoir beaucoup de mal à l'expliquer....puis met en relation ce qu'il appelle "sacré" avec le "numineux" de Caillois et autres. A savoir cette vision du monde empreinte de mystère, "mysterium tremendum", où partout se font sentir des "forces" bénéfiques ou maléfiques dont le jeu est le substrat profond du devenir des êtres, bien en amont de ce que trouvent les sciences rationnelles... sciences dont il pointe d'ailleurs l'origine dans les arts sacrés et leur longue fréquentation du réel (du cadavre par exemple pour ce qui est des scènes de calvaire et transfiguration en climat chrétien).

    C'est ici le lieu pour moi  de prendre parti, et celui ci ne sera ni celui du modernisme ni celui des antimodernistes. Je ne puis en aucun cas accepter la notion de "sacré" ou de numineux telle que l'explicite Jean Clair: cela renvoit à des époques dépassées de l'évolution humaine, qui est l'évolution de la Raison, époques caractérisées par l'anthropomorphisme naïf d'avant la science moderne.

    Il y a une progression, un "progrès de la conscience " dans la philosophie et la science d'Occident (après Descartes), que décèle aussi Brunschvicg. Il serait impossible de revenir à l'époque d'avant la mutation moderne du 17 ème siècle, ce qui est pourtant ce que veulent faire les islamiques (et en plus ils veulent forcer les autres à le faire). La physique mathématique apparue avec Galilée, Descartes et Newton, qui est selon Brunschvicg (et selon nous) la base de toute philosophie véritable, se débarrasse des notions naïves de "forces" (vues de façon anthropomorphique comme "bénéfiques" ou "maléfiques"), rompt avec l'ancienne "métaphysique" qui n'était que le règne du discours creux et des mots sans poids, pour trouver dans la mathématique son assise réelle et sa prise sur le réel.

    C'est en ceci que les modernistes ont raison.

    Mais il y a aussi déclin, chute, dégradation, absolument indéniables, et en ceci les "antimodernistes" ont raison, il serait dérisoire de le nier en faisant l'autruche.

    La progression de la conscience, qui est essor de la Raison, se situe dans l'unification croissante des savoirs, orientée selon les étapes : cultes (religions), puis arts, puis sciences. Elle va d'une conception ontologique, selon l'Etre (Aristote) , à une conception hénologique, mettant l'accent sur l'Un (mathématisme).

    Mais la dégradation s'explique selon nous par le "mauvais destin" , mis en avant par Heidegger, de la métaphysique occidentale qui est son achèvement en imperium technique, concomitant avec l'éclatement de la philosophie en sciences particulières et séparées.

    Là où nous nous séparons radicalement de Heidegger, c'est que nous refusons de considérer ce destin comme un.... destin justement, comme inéluctable. Il doit être possible de redresser ce qui a été courbé, de réunir ce qui a été séparé, de relier ce qui a été délié, de dévoiler (aletheia) ce qui a été voilé. C'est la tâche que nous assignons à la philosophie comme mathesis universalis.

    Et si ce n'est pas possible, alors le nihilisme reconnaitra les siens....


  • Commentaires

    1
    Samedi 21 Juin 2008 à 21:22
    Malaise dans les musées + Jean Clair et Hector Obalk et Alain Finkielkraut
    la transcription intégrale de l'émission est là : http://www.fabriquedesens.net/Malaise-dans-les-musees-avec-Jean
    2
    Lundi 23 Juin 2008 à 10:07
    merci pour le lien
    par contre je cherche l'émission du samedi 14 juin avec Renaud Camus comme invité car je n'ai pas pu l'écouter !
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