• That is no country for old men : "Sailing to Byzantium" (W B Yeats)

    Je ne le savais pas, et je suis d'autant plus impardonnable que le livre était chez moi depuis plusieurs années, perdu dans un bric à brac de vieux bouquins, revues et autres antiquités, qui est digne, ou presque, de l'appartement de Gobseck. D'autant plus impardonnable aussi, et surtout, que le recueil "La tour" de W B Yeats, datant de 1928, est l'une des oeuvres les plus importantes de l'époque moderne, et devrait être connue de tous, anglo-saxons ou pas, de même que Shakespeare, Hugo ou Dante. Il s'agit du patrimoine universel de l'humanité, qui n'a rien à voir avec le Dow Jones ou les subprimes.

    "No country for old men", titre du dernier film des frères Coen, que j'ai commenté ici, fait référence au premier vers du premier poème de "La Tour" : "La traversée vers Byzance".

    On trouvera le texte complet de "The Tower", ainsi que d'autres textes de Yeats ou d'autres grands poètes (comme T S Eliot) sur ce site :

    http://www.bibliomania.com/0/2/332/2431/frameset.html

    J'en extrais le début du poème en question, qui est absolument admirable:

    That is no country for old men. The young
    In one another's arms, birds in the trees,
    Those dying generations at their song,
    The salmon-falls, the mackerel-crowded seas,
    Fish, flesh, or fowl, commend all summer long
    Whatever is begotten, born, and dies.
    Caught in that sensual music all neglect
    Monuments of unageing intellect.

     

     Certains esprits retors "anti-Hollywood" (je dois avouer que ce fut ma première réaction) pourront faire observer que "l'intellectuel" parmi les deux frères Coen (je ne sais plus si c'est Joel ou Ethan) n'a peut être lu que ce premier poème un matin alors qu'il cuvait après une cuite, mais que cela ne prouve pas qu'il a vraiment pénétré l'esprit de l'oeuvre, ni même qu'il ait fait un réel travail en ce sens.

    Mais, si l'on veut bien lire le poème et voir le film, en notant son inhabituelle "gravité", comparée à l'humour noir de "Fargo" ou "O Brother", on concluera sans doute comme moi que le film se place  sous la "protection" et le commandement du poème : il s'agit de poursuivre, par d'autres moyens, la tâche de Yeats et d'ailleurs de tous les autres "empêcheurs de bêtifier en rond"; notre temps est jugé, et condamné, pour négliger "ce qui est éternel" au profit de la "musique sensuelle" (bien peu sensuelle d'ailleurs) du vide médiatique capitaliste contemporain.

    Ce sont évidemment les "monuments of unageing Intellect" qui retiennent toute mon attention, en somme l'opposition de l'éternité de l' Un (l'Intellect étant conçu comme seule approche possible de l'Un en esprit et vérité) et de la dispersion temporelle de la génération et de la chair (la "musique sensuelle").

    La traduction que j'ai entre les mains (Ed Verdier) est la suivante :

    "Tout ce qui est engendré naît et meurt.

    Ravis par cette musique sensuelle tous négligent

    les monuments de l'intellect qui ne vieillit pas"

    Dans l'optique qui est celle de ce blog, les "monuments de l'intellect" seront évidemment les grandes théories scientifiques, comme la relativité générale, ou bien même la mécanique classique , et les grandes oeuvres philosophiques, comme l'Ethique, ou la Critique de la Raison pure. Que voudrait pouvoir dire, dans leur cas, vieillir ? être réfuté. Or on sait que ce qui est scientifique, et plus généralement rationnel, est réfutable. Il semble donc que mes propos se contredisent eux mêmes d'emblée.

    Cependant il faut faire la différence entre l'esprit et la lettre : comme le note souvent Brunschvicg à propos de Spinoza, le lourd appareil euclidien de l'Ethique est complètement dépassé (ne serait ce que parce qu'Euclide est dépassé par les géométries non euclidiennes). De même la Critique de la Raison pure est assise sur la vision des sciences restreinte aux travaux de Newton.

    Mais cela n'empêche aucunement d'isoler un élément éternel (ou plutôt "atemporel",  qui n'est pas concerné par le temps qui passe donc) dans Spinoza comme dans toute grande philosophie, et qui correspond justement à la voie unitive qui est décrite par l'Ethique comme connaissance du troisième genre. Brunschvicg nous apprend encore que la physique contient tout un pan relevant de cette connaissance du troisième genre, atemporel donc. La mécanique classique peut être dépassée par la relativiste dans un certain domaine de réalités, il n'empêche que du point de vue de la réalisation de l'Esprit elle est éternelle puisqu'elle est "en tant que vision en Un".

    C'est sans doute à cet ordre de réalité que fait allusion la troisième strophe du poème de Yeats :

    "O vous, sages dressés dans les saintes flammes de Dieu

    comme dans l'or d'une mosaïque sur un mur,

    sortez des flammes saintes, venez dans la gyre qui tournoie, et soyez les maîtres de chant de mon âme.

    Réduisez en cendres mon coeur ; malade de désir,

    ligoté à un animal qui se meurt,

     il ignore ce qu'il est; et recueillez moi

     dans l'artifice de l'éternité".

    On sait aussi que Yeats est le créateur d'un système cosmologique-philosophique-ésotérique sur les cycles et les arcanes du devenir en liaison avec l'Un, dans le traité "A vision" , voir à :

     http://www.yeatsvision.com/Yeats.html

    Si l'on s'attache au versant "géométrique", expliqué à :  http://www.yeatsvision.com/Geometry.html

    il se pourrait bien que son apparition ici ne soit pas du tout déplacée, ni donc a fortiori celle du film des Coen, que grâces en tout cas leur soient rendues pour avoir réintroduit en nos temps philistins , même par l'artifice d'une allusion dans un titre de film, cette vision grandiose et ces "flammes" qui ne brûlent que ce qui doit être épuré.


  • Commentaires

    1
    Nemo
    Vendredi 24 Octobre 2008 à 18:13
    petite précision
    la référence du titre du film est simplement le nom du roman de Cormac mc Carthy dont le film est l'adaptation.Mc carthy a emprunté cette première strophe à la traversée de Bysance pour illustré le conflit intérieur du narrateur, le shérif Bell, entre ce qu'il a de lui rattaché à l'ancien monde et sa véritable personnalité rattaché au monde moderne gouverné par Mammon et la lâcheté.Yeats appelle à retrouvé cette ancien monde.Mc carthy au contraire fait le constat de l'échec de la spiritualité. ne prêtons pas à Paul ce qui appartient à Jacques, même si je n'ai rien contre les frères Coen. dont acte.
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